CHAPITRE PREMIER
Devant moi, monté sur son poney des Steppes, Finn n'était qu'une forme indistincte au cœur de la tempête de neige. Sortant à demi la tête de l'épaisseur protectrice de ma capuche, je fis la grimace : le vent soufflait des cristaux de glace qui s'incrustèrent dans ma barbe.
— Vois-tu quelque chose, Finn ?
Il se tourna vers moi. Sous les vêtements de cuir, de laine et de fourrure qui le couvraient, il était difficile de distinguer un être humain. Mais Finn, étant cheysuli, n'aurait pas mérité l'épithète d'humain aux yeux de ceux de ma race.
— J'ai envoyé Storr à la recherche d'un abri, cria-t-il. S'il en existe un dans cet enfer de neige, il le trouvera !
Mes yeux se posèrent sur le bord de la piste étroite qui traversait la forêt. A côté des traces de nos chevaux, on voyait clairement les empreintes d'un loup de bonne taille, le lir de Finn ; cela concrétisait la différence de mon compagnon. Et cela mettait l'accent sur la mienne, un homme qui chevauchait aux côtés d'un métamorphe.
Finn attendit, plissant les yeux. Ses pupilles dilatées par la blancheur aveuglante étaient d'un noir d'encre, mais ses iris étaient jaune clair. Des yeux de bête, disaient les hommes. Je savais pourquoi.
Je frissonnai, tentant de me débarrasser de la glace prise dans ma barbe. Nous venions de passer pas mal de temps dans le climat chaud des contrées de l'Est. Revenus non loin de chez nous, nous avions presque oublié l'existence de l'hiver.
Mais je n'avais pas oublié qui j'étais.
Finn me vit trembler ; il sourit ironiquement.
— Tu en as déjà assez ? Vas-tu passer ton temps à gémir contre le froid lorsque tu arpenteras de nouveau les couloirs d'Homana-Mujhar ?
— Nous ne sommes pas encore arrivés à Homana, lui rappelai-je, irrité par son assurance. Encore moins au palais de mon oncle.
— Ton palais, corrigea-t-il.
Un instant, son expression ressembla à celle de Duncan, son frère.
— Doutes-tu toujours de toi ? reprit Finn. Je croyais que c'était une affaire réglée quand tu as décidé que notre exil avait assez duré !
— Ça l'est. Une absence de cinq ans me paraît bien assez longue ! II est temps que le prince d'Homana reprenne son trône à l'usurpateur solindien.
— La prophétie des Premiers Nés ne laisse aucun doute. Tu monteras sur le trône du Lion ; tu chasseras Bellam et son sorcier ihlini. Tu deviendras Mujhar.
Il tendit la main droite dans le salut rituel des Cheysulis, les doigts écartés, paume vers le haut ; le signe du tahlmorra, la philosophie cheysulie qui affirme que le sort de tout homme repose entre les mains des dieux.
Pourquoi pas ? Tant qu'ils étaient d'accord pour me faire roi à la place de Bellam...
La flèche sembla venir de nulle part et pénétra profondément dans le flanc de la monture de Finn. L'animal cria et fit un bond de côté. Les pattes du hongre s'enfoncèrent aussitôt dans les congères. Il s'écroula, du sang dégoulinant de ses narines et de sa blessure, rouge vif sur la blancheur sépulcrale de la neige.
Je me retournai d'un bloc, tirant mon épée. Finn venait de se dégager de son poney.
— Ils sont trois... Attention !
Le premier homme se rua sur moi, l'épée haute. Ma lame traversa ses fourrures. Une poussée puissante, et je sentis l'épée pénétrer les chairs. Mon adversaire s'écroula, mort.
Je dégageai mon arme, maudissant la petite taille de ma monture. Ces poneys étaient parfaits pour passer inaperçus, mais ils ne valaient pas les chevaux de guerre homanans.
Je cherchai Finn du regard. A sa place, je vis le loup et l'homme qu'il venait de tuer, étendu sur le sol, ensanglanté. Le troisième forban était toujours à cheval. Il avait l'air terrorisé. Normal, s'il avait vu Finn se métamorphoser. J'avais été maintes fois témoin de la transformation, et cela me mettait toujours mal à l'aise.
Le loup désarçonna l'homme avant qu'il ait eu le temps de fuir. Le fauve me regarda, debout sur le corps tremblant de son prisonnier. La tête de l'animal abritait des yeux humains. Puis les contours du loup se brouillèrent. L'espace d'un instant, il n'y eut plus qu'un vide opalescent. Alors une silhouette se reforma, celle d'un être humain à la peau sombre. Seuls les yeux n'avaient pas changé.
Je m'avançai vers l'homme immobile à terre.
— Toi, dis-je, tu vas parler. Qui est ton maître ?
Il était paralysé de peur. Quand il parla, j'eus du mal à cacher mon étonnement. Je n'avais pas entendu d'homanan depuis cinq ans, sauf de la bouche de Finn, en de rares occasions. La plupart du temps, nous en restions à l'ellasien ou au caledonan. Pourtant, ici en Elias, cet homme parlait homanan.
— Je n'avais pas le choix, dit-il enfin, la colère et la honte se peignant sur son visage. J'ai une femme et une fille, et aucun moyen de les faire vivre. Mon fils est tombé à la bataille où le prince Fergus a été tué, j'ai perdu ma ferme faute de pouvoir payer le loyer, à cause des impôts de guerre. Comment faire autrement ? On m'a offert de l’or…
— De l'or maudit, dis-je, sachant ce qu'il allait répondre.
— Oui ! hurla-t-il. La guerre de Shaine ne m'a rapporté que la mort de mon fils et la ruine de ma famille. Bellam offre de l'or — de l'or maudit ! — mais je le prends. Nous le prenons tous !
— Tous ? murmurai-je, déconfit.
La reconquête de mon trône s'annonçait mal si tout Homana était prêt à me vendre à l'ennemi pour de l'or solindien.
— Oui, tous ! Pourquoi pas ? Ce sont des démons, des abominations ! Des bêtes !
Je ne répondis rien. J'en aurais été incapable. Regardant Finn, ses yeux jaunes, ses cheveux noirs, l'or qui ornait son oreille gauche, son visage de prédateur, je vis mon compagnon d'exil comme je ne l'avais plus considéré depuis cinq ans.
C'était trop drôle ! Notre prisonnier ignorait qu'il serait couvert d'or s'il rapportait ma tête à Bellam. Par les dieux, il ne savait pas du tout qui j'étais ! La race de Finn, non mon identité, était à l'origine de l'attaque.
— C'est à cause de moi, dit Finn.
Je hochai la tête, incapable de parler. La purification de Shaine, que les Cheysulis appellent le qu'mahlin, était toujours en vigueur. La mesquine vengeance du monarque fou avait survécu à la mort de son instigateur et au démantèlement du royaume.
— Que t'ont-ils fait ? demandai-je. Qu'as-tu contre les Cheysulis ? Ont-ils violé ta fille, appauvri ta famille ? T'ont-ils volé ta ferme ?
— A quoi bon, dit Finn, on ne redresse pas un arbre tordu.
— Mais on peut l'abattre, répliquai-je.
J'aurais voulu en dire plus, mais Finn, je le savais, livrait lui-même ses batailles. Il n'attendait de moi ni sympathie ni prise de position.
— Peux-tu l'influencer ? demandai-je. Je comprends son désespoir, mais je n'approuve pas la cible qu'il s'est choisie. Entre dans son esprit, et change-le. Ensuite il pourra retourner chez lui.
— Non ! hurla l'homme. Pas la sorcellerie des métamorphes ! Non !
Finn fut sur lui en un instant. Il lui passa un bras autour de la gorge, l'autre agrippant ses cheveux. L'expression de mon compagnon changea, son regard se fit autre. On eût dit que seul demeurait son corps, car ce qui composait son essence le quittait.
Le visage bronzé de Finn devint mortellement pâle. Sa bouche se tordit, ses bras frémirent. Avant que j'aie le temps de parler, il brisa le cou de l'homme et laissa retomber le corps.
— Finn ! criai-je, je t'ai dit de l'influencer, pas de le tuer !
Il ne sembla pas m'entendre, s'éloignant de moi en titubant. Il n'était pas lui-même.
Je lui attrapai le bras. A travers l'épaisseur de ses vêtements hivernaux, je sentis la raideur de ses muscles.
— Finn...
Il frémit encore une fois ; puis il « revint ». Je le lâchai, mais en restant vigilant.
Il regarda le corps étendu dans la neige.
— Tynstar... dit-il. J'ai touché Tynstar.
— Comment est-ce possible ?
Il fronça les sourcils.
— Il était là, dans son esprit. C'était comme une toile d'araignée... Gluante, impossible de s'en débarrasser...
— S'il chassait les Cheysulis, et pas le prince d'Homana... Cela veut dire que Tynstar se mêle du qu’mahlin...
— Tynstar est un Ihlini. Il est capable de tout.
Tynstar, dit l'Ihlini, était le chef de son peuple. Cette race de sorciers solindiens faisait un sombre contrepoint aux Cheysulis d'Homana. Ils servaient les dieux des ténèbres ; ils voulaient Homana, et ils avaient aidé Bellam à le conquérir.
— Il ne sait pas que nous sommes là, dis-je après une pause.
— Nous sommes en Elias, à un ou deux jours d'Homana, selon le temps. Ils chassaient les Cheysulis, mais peut-être aussi le prince d'Homana. Il n'y a aucun moyen de le savoir.
— Il y en avait un, rétorquai-je, mais il n'est plus !
Les yeux de Finn se posèrent sur le cadavre.
— Si Tynstar envoie des Homanans contre les Cheysulis, il faut les éliminer. Mon devoir est de te garder en vie. Pour cela, je dois aussi protéger ma propre vie.
— Oui, dis-je en regardant le corps.
Puis je retournai vers mon cheval. Finn ôta les sacoches de son poney mort. Je montai en selle et rengainai mon épée après l'avoir nettoyée. Une lame cheysulie pour un prince homanan. La prophétie disait qu'un jour un homme, héritier de toutes les lignées, unirait quatre royaumes ennemis et deux races ayant les dons des anciens dieux. A ce moment, peut-être l'arme serait-elle simplement appelée l'épée du monarque.
Jusqu'à ce que ce jour arrive, l'épée runique au rubis étincelant resterait cachée dans son fourreau de cuir. Du moins jusqu'à ce que je monte sur le trône du Lion rampant et que je libère Homana.
— Viens, dis-je à Finn. Tu ne peux pas marcher, avec toute cette neige.
Il me tendit ses sacoches, et sourit sarcastiquement.
— Avec ta stature et ton poids, ton poney est déjà bien assez chargé ! Je te suivrai sous ma forme de loup.
— Storr est peut-être trop loin...
Je m'interrompis. La transformation nécessitait une certaine proximité entre le guerrier et son lir, mais le visage de Finn m'apprit que Storr était à distance raisonnable. Ses traits prirent l'expression fermée habituelle quand il communiquait mentalement avec son loup.
— Il nous a trouvé une taverne, dit-il. A une lieue d'ici, ou un peu plus. Pas très loin, pour deux voyageurs ayant dormi à la belle étoile depuis des jours. ( Il secoua la neige de ses cheveux, et sourit ironiquement. ) Il y a de grands avantages à prendre la forme-lir, Karyon. Je serai plus rapide que toi, et j'aurai sans doute plus chaud !
Je l'ignorai. C'était ma ligne de défense habituelle. Je repris la route, maudissant la tempête et le givre qui s'accrochait à ma barbe et me glaçait le visage.
Finn me dépassa, rapide et agile, sous sa forme de loup à la fourrure rousse. Oui, il avait probablement plus chaud que moi !